Tuesday, March 9, 2010

La reconquista des francs-maçons


MARTIN,PASCAL

Mercredi 17 février 2010

Union européenne L’influence des religions jugée trop forte sur les eurodéputés REPORTAGE

La sphère religieuse asphyxie-t-elle les travées du Parlement européen ? La question se fait insistante au fur et à mesure que les dossiers éthiques (avortement, cellule souche, etc.) y font l’objet de passes d’armes entre les défenseurs d’une Europe laïque et ceux qui voudraient voir leurs convictions religieuses mouler la société de demain. Pour certaines franc-maçonneries, il est temps de reconquérir le terrain perdu.

En 2008, Marcel Conradt, franc-maçon déclaré et assistant parlementaire de la députée socialiste Véronique De Keyser, avait dénoncé l’assaut des « sectes et des lobbies religieux » sur l’Europe (1). Leur objectif : influer tout au long du travail législatif sur ceux qui ont les leviers décisionnels en main, en particulier les eurodéputés. Environ 80 % de la législation nationale des Etats membres est élaborée au niveau européen. L’auteur décrivait le travail d’influence auquel se livrent les Eglises, mais aussi des sectes comme la scientologie ou le mouvement raélien. Il incitait les laïques à défendre la construction d’une Europe qui laisserait Dieu à l’écart de la politique.

Depuis, une reconnaissance spécifique a été accordée aux Eglises. Le traité de Lisbonne leur garantit un dialogue « ouvert, transparent et régulier » avec les institutions. Elles sont considérées comme des « partenaires », non comme des « lobbies » qui auraient à notifier l’origine de leurs financements.

Sur le principe, chacun admet le droit des Eglises à faire passer leurs idées. Le problème pour les tenants de la cause laïque est notamment le déséquilibre qui va croissant entre les deux « camps ». Marcel Conradt ne manque pas de rappeler que la Commission (Barroso), le Parlement (Buzek) et le Conseil (Van Rompuy) sont présidés par des personnalités animées de convictions religieuses. L’Elargissement a par ailleurs versé dans l’Union plusieurs pays où la Bible vaut bien Voltaire. Ils s’ajoutent à l’Irlande ou à l’Italie, Etats soucieux de défendre les traditions catholiques. Le récent débat sur l’affichage des signes religieux dans les bâtiments publics de l’UE n’est qu’un révélateur de ces tensions.

Les coups de boutoir sont légion. Le 3 février, lors d’un débat portant sur le dialogue interreligieux au Parlement européen, un ultracatholique italien proche de Benoît XVI s’est livré à une attaque en règle contre « une Europe en proie à l’apostasie » alors qu’un lobbyiste irlandais déplorait que le « droit à l’égalité passe au-dessus des autres, au détriment notamment des droits religieux ».

Parallèlement, un cap semble avoir été franchi, mais dans une autre assemblée. Une fuite au Conseil de l’Europe a révélé la volonté évidente dans le chef de l’Eglise catholique de passer de l’influence à l’ingérence. En janvier en effet, la nonciature apostolique en France n’a pas hésité à faire de la retape auprès des parlementaires pour qu’ils appuient un de leurs pairs au poste de juge à la Cour européenne de Strasbourg. Colère dans les travées où cette recommandation a été associée aux convictions du pistonné, non à sa capacité d’impartialité.

Cette situation incite aujourd’hui des laïques à vouloir reconquérir le terrain perdu. Pour certaines obédiences maçonniques, il est temps d’entreprendre un travail d’influence au plan européen. « Il faut être présent, dire qu’il y a d’autres choix de société », plaide Conradt.

Les maçons ont pu faire entendre par le passé leurs points de vue auprès du président de la Commission européenne, mais pas nécessairement d’une seule voix. Ils tentent donc aujourd’hui de fédérer leurs différents courants de pensée, mais aussi d’évoluer à visage découvert. Une révolution pour nombre d’obédiences habituées au secret. Ainsi le Grand Orient de Belgique a-t-il préféré ne pas répondre à nos questions…

Dernier obstacle : l’absence de relais de pouvoir au plus haut niveau politique. « Nous ne pouvons pas nous appuyer sur un chef d’Etat ou de gouvernement au sein du Conseil européen », reconnaît Marcel Conradt.

« Stratégique »

La Fédération humaniste laïque travaille elle aussi à défendre les valeurs dont elle est porteuse auprès des institutions, tout comme le Centre d’action laïque (CAL) pour lequel, selon son président Pierre Galand, « l’Europe est devenue stratégique ». Galand voit dans le travail de lobbying « une première étape au plan européen ». Il ajoute : « La laïcité belge étant la mieux organisée, elle est la mieux placée pour organiser la laïcité européenne et travailler à y rétablir la séparation de l’Eglise et de l’Etat. »

Laïcité versus confessionnalisme. Ce combat a revu ses équilibres et ses intérêts. Il peut aussi contenir son lot de surprises. Ainsi, contrairement à ce qu’il prévoyait, l’eurodéputé socialiste Marc Tarabella a vu dernièrement le paragraphe de son rapport « Egalité homme-femme » dédié à l’avortement voté à une large majorité par ses pairs. Il y était pourtant question d’« accès aisé » à l’avortement, un droit en recul selon lui. « Un tel vote n’était plus arrivé depuis 2002 », s’enthousiasme Tarabella qui a pu compter notamment sur une partie des voix conservatrices. Il attribue ce résultat « au rajeunissement du Parlement et à la présence de 35 % de femmes ». Une « évolution » selon lui. Et un bémol pour ceux qui voient dans la construction européenne l’objet du caprice de tous les dieux.

(1) Marcel Conradt, Le cheval de Troie. Sectes et lobbies religieux à l’assaut de l’Europe, aux Editions du Grand Orient de Belgique.

« Il faut que les obédiences fassent de la politique »Entretien

Jean-Michel Quillardet a été grand maître du Grand Orient de France. Il évoque les contours de la métamorphose qu’entreprend la franc-maçonnerie à travers l’Europe.

Quels sont aujourd’hui les rapports qui unissent la franc-maçonnerie internationale et les institutions européennes ?

En 2008, pour la première fois, nous avons réussi à obtenir un rendez-vous avec le président de la Commission européenne Jose Manuel Barroso. Il y avait là le Grand Orient de France, la Grande Loge féminine de France, le Droit humain et le Grand Orient du Portugal. Nous lui avons alors dit qu’à côté de ses sources chrétiennes, l’Europe devait beaucoup à la philosophie grecque, romaine, à l’humanisme de la Renaissance et aux Lumières. Nous avons aussi obtenu la représentation des obédiences maçonniques et des associations de défense de la laïcité au sein du Bepa (NDLR : le bureau qui conseille le président et la Commission au plan politique) alors que jusque-là on n’y trouvait que les courants religieux et spirituels. Lorsque nous avons organisé le rassemblement maçonnique international à Athènes en 2008, Barroso nous a écrit un message pour dire toute l’importance qu’il attachait à l’apport de la maçonnerie à l’histoire et à la construction de l’Europe. C’était pour nous une reconnaissance au sein du paysage intellectuel. Il reste que la difficulté à faire passer le message laïque est importante, que les Eglises sont encore très présentes… Un grand combat doit encore être mené.

Avec quels moyens ?

Au sein du Grand Orient de France, nous avons créé une petite structure qui se charge de l’organisation des obédiences maçonniques pour l’Europe.

Vous cherchez aujourd’hui à vous fédérer entre obédiences. Mais il existe deux défis majeurs : parler d’une seule voix et abandonner la culture du secret. Comment faire ?

C’est en effet difficile de se fédérer car il y a beaucoup d’obédiences qui ont un courant spirituel très fort, qui sont très en retrait sur les questions sociétales et notamment sur la laïcité. La Grande Loge nationale française, pour ne pas la nommer. La Grande Loge de France est un peu timide. Je ne sais pas trop quelle est position de la Grande Loge de Belgique. Mais malgré tout, quand on voit ce que peuvent faire ensemble le Grand Orient de France, de Belgique, du Portugal… ou quand on assiste à ce qui se passe en Grèce, en ex-Europe de l’Est ou au Maghreb, au Liban et en Israel, on peut constater que la maçonnerie adogmatique et libérale représente quand même un courant important. Il faut que les obédiences maçonniques fassent de la politique au bon sens du terme, qu’au-delà des courants partisans elles communiquent sur la laïcité et affirment leur désaccord avec telle ou telle décision gouvernementale ou européenne.

Certains d’entre vous affirment qu’une fédération maçonnique européenne n’est pas pour demain…

Le rassemblement maçonnique international a été créé à Strasbourg en 2007. Les éditions suivantes ont eu lieu en Grèce et en Turquie. En 2010, ce sera au Portugal. Les obédiences maçonniques ont pu être fédérées de ce point de vue. Je suis optimiste.

Quand peut-on s’attendre à voir apparaître à Bruxelles un bureau représentant les intérêts et les idées maçonniques ?

Je crois qu’on arrivera un jour à créer une délégation générale de la maçonnerie et, au-delà, de la pensée libre auprès des institutions européennes. C’est possible politiquement. Ce l’est moins au plan financier, car nous avons infiniment moins de moyens que les Eglises.

Quel serait alors votre premier combat ?

Au-delà de la lutte pour la laïcité, il y a un combat à mener contre le communautarisme de la société. L’Europe est influencée par la conception anglo-saxonne des rapports entre la religion et l’Etat, ainsi que par le multiculturalisme. Or il faut imposer la conception universaliste des Lumières qui consiste à faire passer la notion de citoyen et de citoyen européen avant le juif, le noir, le Maghrébin, l’homosexuel, l’hétérosexuel, etc. Il faut arriver à faire comprendre que ce qui nous réunit est une certaine idée de l’homme dégagée de nos appartenances.

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