Les grands groupes français disent se mobiliser contre le réchauffement climatique. Simple communication ou véritable engagement? Challenges passe au crible six d’entre eux.
Quelle que soit l’issue de la COP21, il y a deux avancées dont on peut déjà se féliciter : la mobilisation des sociétés civiles dans le monde entier contre le réchauffement climatique, comme l’avait noté l’ancienne ministre Corinne Lepage au 2e Sommet de l’économie de Challenges ; et l’engagement des entreprises. "C’est la principale différence avec Copenhague, note Gérard Mestrallet, PDG d’Engie. Elles sont là, et les investisseurs aussi."
L’initiative de Bill Gates en témoigne. Et le "manifeste pour le climat" de 39 groupes français, représentant 1.200 milliards d’euros de chiffre d’affaires, aussi. La présence, parmi eux, de spécialistes du recyclage (Veolia, Suez), du transport (SNCF, RATP) ou des économies d’énergie (Saint-Gobain, Schneider Electric) ne surprendra pas. A l’inverse, l’absence des constructeurs automobiles (Renault, Peugeot Citroën) étonne. Et la multiplication des tenants d’un "signal" carbone – le manifeste ne se prononce pas sur la taxe – passionne.
Avec, à la clé de cette quasi-unanimité, l’inévitable question : s’agit-il de greenwashing, ces actions de communication pour surfer sur la vague médiatique en faveur de la lutte contre le réchauffement ? Ou d’un vrai retournement ? Les Français sont sceptiques. Voici six engagements de poids lourds français pris à l’occasion de la COP21, et passés au crible des réalités.
Vincent Beaufils
Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF : "Nos émissions de CO2 sont bien inférieures à celles de nos pairs, de quinze fois."
Cette évaluation correspond au CO2 émis en France "avec le nucléaire, l’hydraulique et les énergies renouvelables", comme le précise le PDG d’EDF : 17 grammes par kilowattheure, contre une moyenne de 300 en Europe. A l’échelle mondiale, les émissions d’EDF sont plus élevées (100 grammes), mais nettement en deçà des autres électriciens (près de 600). Le profil vertueux d’EDF est bien sûr la conséquence de sa forte présence dans le nucléaire. Car dans les renouvelables (hors hydraulique), son empreinte est faible : seulement 5 gigawatts de capacité éolienne dans le monde et 0,85 de solaire sur un total de 136.
L’éolien et le solaire pèsent moins que le charbon, qui représente 6% du mix électrique d’EDF, soit 8 gigawatts. L’électricien compte dix-huit centrales, ne construit qu’une seule unité charbonnière (en Chine) et n’a aucun nouveau projet en vue. Depuis deux ans, dix tranches ont été arrêtées en France. Mais celles du Havre et de Cordemais, qui sont munies de systèmes de désulfuration, devraient être conservées.
Dans le cadre de son plan Cap 2030, EDF a établi une revue stratégique de ses actifs fossiles. Les conclusions seront connues début 2016, et on peut imaginer que certaines tranches de charbon seront arrêtées ou vendues. En attendant, EDF met le turbo sur les renouvelables. Le directeur général d’EDF Energies nouvelles, Antoine Cahuzac, a récemment annoncé qu’au cours des quinze prochaines années environ 16 gigawatts d’installations éoliennes et solaires devraient s’ajouter aux actuelles capacités.
Gérard Mestrallet, PDG d’Engie : "Le monde ancien, je le déprécie."
Cette petite phrase va poursuivre le PDG d’Engie pendant encore longtemps. Il l’a prononcée en février 2014 à l’occasion des résultats 2013, où les dépréciations d’actifs avaient atteint 14,9 milliards d’euros. Ce mouvement spectaculaire était une réponse à la crise que le groupe connaît en Europe et qui l’a contraint à fermer ou mettre sous cocon 11,5 gigawatts de centrales au gaz, l’équivalent de douze réacteurs nucléaires. Deux ans plus tard, Engie a passé la surmultipliée dans les renouvelables. La semaine dernière, il inaugurait un parc éolien de près de 100 mégawatts en Afrique du Sud. Dans le photovoltaïque, il a pris une autre dimension en acquérant en juillet le français Solairedirect.
Mais les faits sont têtus. Les renouvelables (hors hydraulique) représentent encore une portion congrue au sein d’Engie : 5,5 gigawatts sur un total de 115, contre 85 gigawatts pour les énergies fossiles. Aujourd’hui, c’est le charbon et ses 30 centrales qui posent problème. Sous la pression de Ségolène Royal, le groupe a annoncé qu’il n’investira plus dans de nouveaux projets charbonniers. Mais les ONG le poussent à aller plus loin. Qu’il renonce, par exemple, au projet en Turquie, en Mongolie, au Brésil et au Chili.
La forte empreinte charbon d’Engie (15% du mix) est la conséquence de l’acquisition d’International Power (IP) en 2010. Au moment du deal, Mestrallet vantait la forte présence du groupe britannique dans les pays émergents et les synergies pouvant être dégagées. Mais IP, c’est aussi des centrales au charbon en Inde, en Indonésie, en Australie, au Maroc… Une ressource qui, selon le document de référence de 2009, représente 21,5% du mix de la cible. Le français est moins impliqué (11%). Mais il n’y trouve à redire. En 2010, le charbon n’est pas un sujet.
Dirk Beeuwsaert, ex-chairman d’IP et aujourd’hui conseiller de la future patronne d’Engie, Isabelle Kocher, persiste à dire que "l’acquisition d’IP est une opération intéressante pour le groupe. Qui pouvait prévoir ce qui allait se passer cinq ans plus tard ?" Beeuwsaert ajoute que les pays en développement, notamment la Chine et l’Inde, n’ont pas du tout l’intention de renoncer au charbon. "L’aversion vient uniquement de l’Europe et des Etats-Unis." Et des investisseurs qui aujourd’hui le fuient. Avec ses actifs charbonniers, Engie se retrouve comme pris au piège. "On a mandaté des banques pour vendre quelques centrales, notamment en Asie, mais on ne va pas fermer le robinet", indique Judith Hartmann, directrice financière. Reste que, aujourd’hui, certains fonds de pension comme celui de Norvège, qui pèse 900 milliards d’euros, ont indiqué qu’ils se désengageraient des compagnies dont plus de 30% de l’activité est liée au minerai noir. Avec ses 15%, Engie n’est pas concerné. Mais Judith Hartmann le reconnaît. Le seuil des 30% n’est pas gravé dans le marbre. Les investisseurs pourraient très bien décider de le diminuer. On n’a pas fini de "déprécier le monde ancien" à Engie.
Patrick Pouyanné, directeur général de Total : "Nous sommes une partie du problème. Nous pouvons être une partie de la solution…"
Une partie de la solution dont parle le successeur de Christophe de Margerie, c’est le gaz. Il émet 30% de moins de CO2 que le pétrole. Il y a dix ans, cette ressource représentait 35% du portefeuille de production de Total. Aujourd’hui, 52%. En octobre, à Paris, dans le cadre de l’organisation OGCI (Oil and Gas Climate Initiative), aux côtés de sept patrons pétroliers, le directeur général de Total a appelé à un "accord efficace sur le climat".
La major française investit aussi dans les renouvelables : 500 millions d’euros par an dans les biocarburants, et surtout le solaire. En 2011, elle a pris 66% du californien SunPower. Avec 6 gigawatts déployés, la filiale de Total revendique aujourd’hui le deuxième rang mondial. La multinationale a aussi indiqué qu’elle allait cesser de produire et de commercialiser du charbon. Elle se retirera définitivement de cette activité l’an prochain. Total serait-il devenu écolo ? L’ONG InfluenceMap dénonce "le double langage" du groupe qui prétend être favorable à un accord sur le climat incluant un prix du carbone, alors qu’il a placé un de ses directeurs au board de l’American Petroleum Institute, une organisation qui fustige "l’idéologie étroite de la COP" (sic). Confronté à la transition énergétique, Total explore de nouvelles voies. Mais la réalité est là aussi têtue : les hydrocarbures représentent 81% du mix énergétique mondial, selon l’Agence internationale de l’énergie. Leur poids sera encore de 74% en 2040.
Frédéric Oudéa, directeur général de la Société générale : "Nous n’avons pas une vision idéologique du sujet climatique."
Le patron de la Société générale marche sur des œufs. Frédéric Oudéa veut bien accompagner la fin du charbon dans les pays à haut revenu, en ne finançant plus ni centrales ni mines. Mais il prend garde de ne pas se couper des pays en voie de développement. "La Société générale est très présente en Afrique, et ces pays doivent pouvoir accéder à une énergie pas chère, le renouvelable ne suffira pas à l’assurer", détaille le directeur général. "Au final, les financements que la Société générale s’engage à stopper ne concernent que 10% du marché mondial du charbon", regrette Lucie Pinson, chargée de campagne pour Les Amis de la Terre.
La banque rouge et noir semble engagée plus clairement dans le soutien aux énergies renouvelables, qui a mobilisé 70% de ses nouveaux investissements globaux dans l’énergie l’an passé. Sur les gros projets du secteur, elle revendique la première place parmi les banques françaises et la 7e dans le monde. "Depuis nos premiers investissements en 2003, nous sommes parvenus à une approche stabilisée de ces dossiers complexes", assure Jérôme Deflesselles, responsable des énergies nouvelles. La banque dispose de ses propres équipes d’ingénieurs pour décortiquer les plans des futures fermes éoliennes offshore, comme celle qu’elle finance depuis février au large du New Jersey. D’ici à 2020, les encours dans le renouvelable devront atteindre 10 milliards d’euros, deux fois plus qu’aujourd’hui.
Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de BNP Paribas : "Arrêter totalement le financement des énergies fossiles serait peu réaliste."
Jean-Laurent Bonnafé a été piqué au vif en découvrant que BNP Paribas, qu’il dirige, occupait la tête du classement français des "banques noires" du climat, publié le 5 novembre par Oxfam et Les Amis de la Terre. Selon les ONG, l’établissement, partenaire historique de Total, a consacré 52 milliards d’euros aux énergies fossiles depuis 2009, soit 9 fois plus qu’aux énergies renouvelables. D’où la ferme réaction, le 19 novembre, lorsque Bonnafé a annoncé à son tour la restriction des financements dans le charbon. "Avec 23% d’énergies renouvelables et 59% de fossiles, le mix que nous finançons aujourd’hui est déjà en avance sur le mix mondial", s’est défendu le directeur général. Et d’ajouter que "dans les centrales électriques à charbon, depuis 2011, nous n’avons financé qu’un tiers des projets qui nous ont été présentés".
Certains ont toutefois fait du bruit, comme la centrale de Tata Mundra, en Inde, accusée, depuis son lancement de 2013, de détruire massivement l’environnement. Ou celle de Medupi, en Afrique du Sud, inaugurée le 30 août, alors que la préparation de la COP21 battait son plein. D’une durée de vie d’un demi-siècle, elle expulsera 25 millions de tonnes de CO2 chaque année. Aujourd’hui, promis, le cap est mis sur les énergies renouvelables, "vecteurs d’innovation et donc de développement". Bonnafé promet d’atteindre 15 milliards d’euros de financement pour ces dernières d’ici à 2020.
Stanislas Pottier, directeur du développement durable de Crédit agricole SA : "Il en va de la responsabilité du Crédit agricole de ne pas rester passif."
Bien nommée, la Banque verte ? Ce vendredi 4 décembre, Stanislas Pottier, directeur du développement durable de Crédit agricole SA, sera le seul banquier français présent à l’atelier thématique sur la finance et la lutte contre le réchauffement climatique. Preuve que l’établissement est parvenu à faire sérieusement remonter sa cote écolo, après des années d’accusation de greenwashing. Le recrutement de Pottier, en 2011, n’y est pas étranger : énarque, ancien conseiller auprès de Michel Rocard dans le cadre des négociations internationales sur l’Arctique et l’Antarctique, il connaît les ONG comme sa poche.
Côté banque d’affaires, Casa a annoncé, comme ses homologues, la fin partielle du financement des centrales à charbon. Côté gestion d’actifs, la filiale Amundi s’est engagée de manière déterminée dans le montage de produits financiers à bas carbone. S’ajoutent à ce "paquet climat" des mesures emblématiques, comme l’engagement à placer une part croissante de la trésorerie de Casa sur des obligations vertes dans les deux ans.
Mais un problème environnemental de taille demeure : le financement massif des produits phytosanitaires qui inondent les campagnes françaises. Ce mouvement sera difficile à corriger puisque les agriculteurs, FNSEA en tête, détiennent par principe la majorité des parts de la banque mutualiste.
Grégoire Pinson et Nicolas Stiel
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